«L'Ukraine est comme une prison dont on ne peut pas sortir, et Kiev est ma cellule. Seul le skate me permet de m'évader.», À elle seule, cette phrase lancée à l'été 2023 par Alexandr, skateur de vingt-quatre ans, résume le marasme dans lequel la jeunesse ukrainienne est plongée. Une jeunesse étouffée au milieu d'une guerre à laquelle elle ne peut échapper (les hommes de dix-huit à soixante ans ne peuvent pas quitter le pays), vivant quotidiennement au rythme des accablantes nouvelles du front, sous la menace d'un enrôlement forcé à même la rue ou d'une frappe aérienne russe. «Qu'est-ce qu'il nous reste quand on regarde devant nous ? Notre horizon, c'est le néant. Alors on fait du skate, c'est ça, notre seul horizon.»
Depuis le début de l'invasion russe, la pratique du skateboard en Ukraine a pris une dimension singulière : celle d'une échappatoire. D'un sport que l'on pratiquait entouré de ses homies (bande d'amis), le skateboard est devenu une lucarne vers la liberté, au milieu du chaos et des angoisses. Un remède aux traumatismes de la guerre, un soutien psychologique devenu vital pour une jeunesse déboussolée. «Un moyen de se sentir vivant, même quand tout autour s'effondre.», résume Vasilkan, un skateur d'Odessa. Difficile pourtant de ne pas être ramené au réel. En arpentant les spots du pays, ces lieux propices à la pratique urbaine du skateboard, la guerre s'impose à chaque coin de rue. Près des vastes places brutalistes comme celle de Khatob gisent des immeubles éventrés par des obus russes. Des barricades bloquent l'accès aux contours abîmés de statues qu'aiment en temps normal rider les skateurs.
Même la composition des routes leur rappelle la situation : ce sol rugueux qui les empêche est résolument tourné vers l'Est et son passé soviétique. «Ici, on grandit sur de l'asphalte, sur un sol de mauvaise qualité pour faire du skate. Quand on voit les spots en Europe, c'est comme rêver les yeux ouverts», raconte Éric, un jeune de la ville de Dnipro. Les skateurs sont résolument tournés vers cette Europe. Celle à l'Ouest. À lui seul, le skateboard symbolise cette fracture entre la jeunesse ukrainienne et ce passé soviétique qui les poursuit sans cesse, et qui les entraîne jusque dans un conflit d'un autre temps. Aujourd'hui, les skateurs ukrainiens qui ne sont pas partis combattre livrent une tout autre bataille : se réapproprier la rue et les espaces marqués par la guerre, et s'autoriser à vivre à nouveau.